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Robert  MALLET-STEVENS (1886 – 1945)
Fontaine lumineuse et réverbères  pour le casino de la Pergola, Saint-Jean-de-Luz, 1927-1928.

En 1927-1928, Robert Mallet-Stevens alors au sommet de sa carrière réalise le casino de la Pergola sur le front de mer de la ville basque de Saint-Jean-de-Luz.

L’architecture de ce paquebot de béton armé dont les terrasses s’avancent sur l’océan est assez représentative de la modernité classique incarnée par Mallet-Stevens, privilégiant le rythme des lignes et des volumes. Cependant reprenant le projet initié par l’architecte William Marcel et devant composer avec la forte identité du terroir basque, des contraintes lui sont imposées donnant le sentiment qu’il doit brider sa créativité.

 

©DR.

En revanche, il fait montre d’une audace peu commune dans le traitement de surface des façades  qu’il peint en jaune vif, sa couleur favorite, que l’on retrouve notamment sur les volets roulants des Hôtels Martel et Reifenberg de la rue Mallet-Stevens.
Suite à l’émoi qu’il déclenchera la municipalité s’empressera de repeindre le tout en blanc à la modénature surlignée de rouge basque, quelques années plus tard.
La décoration intérieure fait également un large usage de la couleur : jaune encore pour les murs du restaurant aux fauteuils abricot ; vert et beige pour les salles de jeu ; jaune, bleu, rouge, vert, brun pour les sièges des terrasses.

© Photo Thérèse Bonney, 1927. Cooper-Hewitt, National Design Museum Library. © Photo Man RAY

La façade d’entrée est précédée d’un jardin aux lignes rigoureusement géométriques étagé sur plusieurs niveaux, rythmés par une futaie de huit réverbères en béton armé peint, tous de tailles – entre six et sept mètres –  et de proportions différentes entre la base et le fût cruciforme, coiffé d’une large dalle horizontale en lévitation.

Laissant libre cours à sa fibre artistique, il réalise un grand totem mécaniste en béton armé peint de cinq mètres quarante de hauteur, évoquant un vilebrequin. Cette sculpture polychrome est également une fontaine dont les bassins étagés autour d’un fût central, se déversent les uns dans les autres par gravitation. Un savant jeu d’éclairage l’anime à la nuit tombée.

Outre ses qualités plastiques, cette sculpture est également une oeuvre d’ingénieur soigneusement calculée, avec son équilibre parfait en dépit de ses porte-à-faux audacieux et la précision de ses écoulements d’eau.

© Photo Thérèse Bonney, 1927. Cooper-Hewitt, National Design Museum Library

Dans la lignée des recherches plastiques des avant-gardes internationales de son époque tendant à l’œuvre d’art totale, qu’il fréquente et dont il partage les convictions, Mallet-Stevens réalise une synthèse réussie entre architecture, sculpture, peinture, mouvement, son et lumière.

Cette colonne, constituée d’un pilier circulaire central autour duquel s’enroule un volume répétitif en quart de cercle – contenant un bassin – pris entre deux disques, serait « sans fin », si elle ne commençait par une discrète base et n’était couronnée par un double disque.

© DR.

Le commentaire de la photographe d’architecture Thérèse Bonney figurant au dos de sa photo constitue un passionnant témoignage d’époque. Il confirme en effet la couleur jaune de la totalité du bâtiment du casino et la paternité exclusive de Mallet-Stevens « qui dessine également le jardin triangulaire (…) dont les arbres en béton supplantant la nature révèlent l’influence géométrique. »

© Photo Thérèse Bonney, 1927. Cooper-Hewitt, National Design Museum Library

Sa réalisation est contemporaine de la Colonne sans fin de Constantin Brancusi, sous sa forme monumentale*, taillée dans un tronc de peuplier de sept mètres de haut, en 1926 à Voulangis dans le jardin d’Edward Steichen.

*Première version de la Colonne sans fin en 1918 en deux mètres de hauteur, deuxième version en 1925 en  trois mètres, troisième version en 1926 en sept mètres, quatrième version en 1938 en vingt-neuf mètres.

D’autre part le principe constructif est analogue à celui du cylindre de la cage d’escalier central de l’Hôtel Martel (1926-27) autour duquel sont distribués les étages, débouchant sur le toit terrasse par un mirador couronné d’un disque rouge.

Soulignons également l’illusion optique du sculptural « escalier sans fin » simulée par un jeu de miroirs placés au sol et au plafond de la cage d’escalier.

Les correspondances entre les deux œuvres ne sont pas fortuites.
En effet, Mallet-Stevens et Brancusi se sont rencontrés en 1926, pour la commande – sans lendemain – d’une version monumentale de la sculpture Oiseau dans l’espace destinée au Jardin cubiste de la villa Noailles à Hyères construite par Mallet-Stevens en 1923.

© Photo Thérèse Bonney, 1927. Cooper-Hewitt, National Design Museum Library.

A la demande de Mallet-Stevens, son collaborateur occasionnel le ferronnier Jean Prouvé, rencontrera Brancusi tenté par un agrandissement en inox de cinquante mètres de haut. A défaut de cette commande Jean Prouvé réalisera pour Brancusi la sculpture en inox Le Nouveau-Né.
Hormis Mallet-Stevens, de nombreux architectes visiteront l’atelier de Brancusi parmi lesquels Le Corbusier,  Frederick Kiesler, Eckart Muthesius…
Brancusi, qui adhère au mouvement De Stijl en 1927, déclare « l’architecture, c’est de la sculpture ». Il souhaitera toute sa vie réaliser des œuvres à grande échelle en correspondance avec l’architecture. En 1930 il étudie un projet – sans suite –  de Temple de la Délivrance orné de trois Oiseaux dans l’espace pour le palais du Maharajah d’Indore, l’œuvre majeure de Muthesius,  puis, en 1938, l’ensemble monumental de Targu Jiu en Roumanie, comprenant la Table du Silence, la Porte du Baiser, la Colonne sans fin.

« Il y avait effectivement beaucoup de choses à découvrir pour les architectes dans l’atelier de Brancusi. En effet, son art est aussi essentiellement un dialogue avec l’architecture. Il y a, entre les deux, plusieurs points communs concrets : l’élémentarisme géométrique comme principe de la forme, la transparence comme principe de l’apparence, la méthode combinatoire comme principe de construction et la recherche d’une nouvelle interprétation des structures urbaines traditionnelles, d’une nouvelle forme de texture urbaine »
Friedrich Teja Bach, Constantin Brancusi, la réalité de la sculpture, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1995, p.32

© DR.

La lumière joue également un rôle très important dans l’œuvre de Mallet-Stevens. Ce n’est pas anodin si cette œuvre s’intitule Fontaine lumineuse. Dans ses décors fantastiques pour le cinéma : L’Inhumaine et Le Vertige de Marcel L’Herbier (1923 et 1926), Les Mystères du Château du Dé de Man Ray (1929), les volumes sont littéralement sculptés par la lumière qui participe à l’ambiance expressionniste de ces chefs-d’œuvre du cinéma.

« L’architecte moderne peut « jouer » avec la lumière, et comme emplacement et comme intensité. Il place et il dose. Par la-même, il accentue ou diminue les reliefs de la matière, il met en valeur les couleurs, il affirme les lignes, il crée de la gaieté, du bien-être. Mais ce rôle de « magicien » demande une étude sérieuse et approfondie, le hasard, comme dans les sciences exactes, n’apportant que rarement sa part »
Robert Mallet-Stevens, Lux, n°1, janvier 1928

Parmi ses réalisations sculpturales en béton armé, figurent tout d’abord pour l’exposition des Arts décoratifs de 1925, les quatre Arbres cubistes en collaboration avec Jan et Joël Martel et la grande tour horloge cruciforme d’une hauteur de trente-six mètres signalant le Pavillon des Renseignements et du Tourisme.

Puis, pour l’exposition des Arts et Techniques de 1937, le Signal des Ciments Français en collaboration avec Jan et Joël Martel, de seize mètres de hauteur, destiné à promouvoir l’utilisation du béton armé en démontrant ses potentialités techniques et plastiques.

© C. Baraja – E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris.

Dans les archives Martel aucun document ne mentionne une collaboration des frères Martel dans la réalisation de la fontaine et des réverbères du casino de Saint-Jean-de-Luz. Le commentaire de Thérèse Bonney corrobore l’attribution exclusive de ce jardin de béton à Mallet-Stevens.

D’autre part, Mallet-Stevens ayant détruit ses archives peu avant sa mort en 1945, il n’existe aucun document concernant la conception de ces œuvres.

En tout état de cause, les Arbres cubistes de l’exposition des Arts décoratifs de 1925 (en collaboration avec les  frères Martel), la  Fontaine lumineuse et les réverbères du casino de Saint-Jean-de-Luz (qualifiés d’arbres en béton de Thérèse Bonney) sont avec les différentes versions de la Colonne sans fin de Brancusi les premiers exemples de sculpture monumentale abstraite de l’histoire.

Toutes ces réalisations ont été détruites, seules subsistent par miracle la fontaine et les réverbères du casino de Saint-Jean-de-Luz.

Dans les années 1980, le casino est totalement remanié et défiguré, dans l’indifférence générale.

© C. Baraja – E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris. © DR.

En 1988, Eric Touchaleaume sauve de la destruction les bas-reliefs en stuc de la salle de spectacle, œuvre majeure des frères Martel, dont l’un des panneaux figure dans les collections du musée des Années trente de Boulogne-Billancourt.

De son côté, le marchand Jacques Devos achète la fontaine et les réverbères, qu’il reproduit sur photographie d’époque dans un catalogue d’exposition U.A.M. en 1994.

Ne trouvant pas preneur, ces pièces sont stockées en l’état dans le parc d’une propriété du midi de la France.

En 2007, Eric Touchaleaume se porte acquéreur de l’ensemble et entreprend une longue et complexe restauration, réalisée par sa propre équipe de collaborateurs et par Jacques Bourgeois, sculpteur travaillant régulièrement pour les monuments historiques.

Ces restaurateurs se sont formés à la restauration du béton armé, en travaillant sur les réverbères de Le Corbusier provenant de Chandigarh.

© C. Baraja – E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris.

Une affiche publicitaire de 1928, œuvre de Mallet-Stevens, montrant la façade du casino peinte en jaune avec surplombs ocre rouge, ainsi que le témoignage de Thérèse Bonney, confirment le traitement jaune de la totalité du bâtiment du casino.

En revanche, ils n’existent pas à notre connaissance de documents traitant de la polychromie de la fontaine et des réverbères mais il apparaît que la fontaine, au moins, était polychrome à l’origine.

En effet, différentes couches successives de peinture : ocre rouge et gris, jaune et abricot, rouge basque et blanc ont été retrouvées par sondage sur la fontaine attestant que cette sculpture a fait l’objet de plusieurs essais de polychromie puis de « normalisation » en blanc et rouge basque. La couche la plus ancienne d’ocre rouge sur le pilier central et les bassins et gris sur les disques a été refaite au plus proche de l’original.

Il est permis de supposer qu’à l’origine la polychromie des  réverbères était traitée à l’identique des façades du casino et de la sculpture / fontaine. Dans un souci d’unité leur polychromie a été refaite conformément à celle de la fontaine.

© C. Baraja – E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris.

La sculpture-fontaine est exposée sur une partie privative devant l’Hôtel Martel, à l’emplacement d’un massif délimité par un muret de béton évoquant la margelle d’un  bassin.

L’osmose entre cette sculpture et l’hôtel Martel est telle que de nombreux visiteurs pensent que cette œuvre a été conçue spécialement pour cet emplacement.

Bien que cela ne soit pas le cas, nous pensons que cet emplacement est idéal et qu’il serait souhaitable que l’exposition prévue pour une durée de six mois renouvelables soit reconduite…à long terme.

L’exposition de quelques réverbères rue Mallet-Stevens étant malheureusement trop complexe à réaliser, trois de ces pièces restaurées sont visibles sur rendez-vous dans la région parisienne. Quatre restent à restaurer et un a été détruit.

© E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris.

Bibliographie

– Jean Brunel, Une conception moderne du Casino, Art & Décoration, Ed. Albert Levy, avril 1929, p. 7.
Rob Mallet-Stevens, dix années de réalisations en architecture et décoration, ed. Charles Massin, Paris, 1930, pp. 44 – 47.
– Léon Moussinac, Mallet-Stevens, Editions Cres & Cie, Paris, 1931, planches 19, 22.
Rob. Mallet-Stevens architecte, Editions des Archives d’Architecture Moderne, 1980, pp. 291-294.
Robert Mallet-Stevens, architecture, mobilier, décoration, Ed. Philippe Sers / Vilo, Paris, 1986, pp. 58-59.
UAM, petits meubles de grands noms, Jacques De Vos, 1994, pp. 86-87.
Robert Mallet-Stevens. L’œuvre complète, Centre Georges Pompidou, Paris, 2005, p. 142
Robert Mallet-Stevens architecte, sous la direction de Jean-Pierre Editions 15, square de Vergennes, Paris, 2005, pp 188-201.

© C. Baraja – E. Touchaleaume. Archives Galerie 54, Paris.

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